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Il a presque cinquante ans, il a été le plus grand des séducteurs, il a aimé de nombreuses femmes, épouses, maîtresses, et il va mourir.

Il est le prince Genghi.

Pour se détacher de ce monde, pour commencer à mourir il distribue tous ses bien et se retire, seul, dans un ermitage.

Réfléchir, se souvenir, devenir une ombre avant de n'être rien.

Au rôle de vieillard, le prince préfère celui de fantôme. Errer là où il a été le prince, l'homme qui a aimé, qui a trompé, avant, quand il brillait dans le Théâtre du monde.

Genghi sait que d'autres pièces vont se jouer encore, que d'autres hommes aimeront d'autres femmes mais ce destin là, même ressemblant, ne sera pas le sien.

Les femmes que le prince a aimées sont uniques.

Les souvenirs sont là, retenir ce qu'il y a eu d'unique dans chaque amour vécu, dans chaque femme caressée.

Et Genghi se souvient de Mourasaki sa deuxième épouse. Il regrette de ne pouvoir se rappeler exactement son sourire ou encore la grimace qu'elle faisait avant de pleurer.

Il se souvient de la Princesse du palais de l'Ouest, de l'Impératrice adolescente, des amours passionnées et des trahisons.

Malgré le film des souvenirs Genghi souffre de la solitude, il perd la vue.

Il lui fallut se rendre compte que les ténèbres pour lui commenceraient avant la mort.

Alors une femme, une ancienne maîtresse de Genghi, peut-être la plus insignifiante, l'amoureuse de l'ombre, qui a servi de dame d'honneur aux femmes du prince, réussit à le rejoindre.

Elle lui voue depuis plus de 18 ans un amour inconditionnel

Lui, le Prince Genghi, lui a fait l'honneur de passer quelques nuits avec elle.

Elle la pauvre Dame-du -village-des-fleurs-qui-tombent, ni très jolie, ni très bien née.

Mais, furieux, Genghi la renvoie, parce qu'elle porte le parfum des femmes défuntes, le parfum des jours morts, le parfum des femmes plus aimées qu'elle.

Il ne l'a pas reconnue.

Alors la Dame-du-village-des-fleurs-qui-tombent ruse, elle revient en habit de paysanne. Et Genghi succombe en apercevant ses formes à la lumière du feu. Elle lui fait croire qu'elle vit là son premier amour, il ne voit rien. Il ne voit pas la vieillesse et les cheveux gris.

Puis elle évoque le passé de Genghi, sa beauté légendaire dans les villages alentours, alors il se fâche. Lui reproche d'évoquer le passé, à jamais, passé.

Il la jette dehors, puis il regrette.

Mais il ne sait pas que la Dame-du-village-des-fleurs-qui-tombent n'a pas désarmé, qu'elle est en route, que cette fois, pour rejoindre son amour elle s'invente une nouvelle identité. Elle sera Chujo.

Et sous son nouveau déguisement, Chujo redevient la maîtresse du prince tant aimé. Elle chante les chansons d'hier, celle que le prince aimait tant.

Il ne se fâche plus mais il pleure. Il sait qu'il va mourir. Son corps le fait souffrir alors Chujo lui masse les pieds et Chujo chante.

- Je vais mourir, fit-il péniblement. Je ne me plains pas d'un sort que je partage avec les fleurs, avec les insectes, avec les astres. Dans un univers où tout passe comme un songe, on s'en voudrait de durer toujours. Je ne me plains pas que les choses, les êtres, les coeurs soient périssables, puisqu'une part de leur beauté est faite de ce malheur. Ce qui m'afflige, c'est qu'ils soient uniques. Jadis, la certitude d'obtenir à chaque instant de ma vie une révélation qui ne se renouvellerait plus composait le plus clair de mes secrets plaisirs : maintenant je meurs honteux comme un privilégié qui aurait assisté une seule fois à une fête sublime qu'on ne donnera qu'une fois. Chers objets, vous n'avez plus pour témoin qu'un aveugle qui meurt...

Et Genghi de s'attendrir sur le souvenir de toutes les femmes aimées et de les nommer une dernière fois. Que restera-t-il de la Princesse Bleue ? de la Dame-du-pavillon-des-Volubilis ? de la Dame Cigale-du-jardin ? de la Dame-de-la-longue-Nuit ? de la petite Chujo ?

Le prince Genghi se meurt.

Mais la Dame-du-village-des-fleurs-qui-tombent est là en rage, hurle et s'arrache les cheveux, se frappe contre le sol, au pied du cadavre.

Elle ne hurle pas la mort de Genghi.

Elle hurle, parce que dans la longue liste des femmes aimées, manque le nom de la Dame-des-fleurs-qui-tombent. Son nom.

Oublié.

La Dame-des-fleurs-qui-tombent a tout perdu, même le dernier amour du prince Genghi.

Le dernier amour du prince Genghi, nouvelles orientales, Marguerite Yourcenar par Anne-c
Tag(s) : #littérature, #Marguerite Yourcenar, #nouvelles orientales, #résumé, #mourir, #réflexion sur la mort, #sens de la vie, #le dernier amour du prince genghi
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